Un grand signe apparut dans le ciel : une Femme … » Ap 11, 19
Homélie pour la solennité de l’Assomption
Frère Jean-Dominique Dubois, ofm
L’assomption de la Bienheureuse Vierge Marie en son corps et en son âme, en quoi nous concerne-t-elle vraiment ? Ne serait-ce pas qu’une pieuse réalité cotonneuse de nos tableaux baroques ? Magnificence qui ne nous touche pas vraiment ou du moins seulement parce que son Fils Jésus est notre Sauveur. Imaginons un seul instant qu’une famille du village retrouve vide la tombe de la maman décédée récemment. Enquête policière, larmes et pleurs, grands titre dans les journaux pour parler de profanation. Chiens limiers et détectives pour retrouver le corps. Car le corps est signe d’une parole. Le corps de la défunte même réduit à l’état de cadavre ou de cendre est l’expression d’une parole. Non d’une parole individuelle qui ne concernerait que son mari, mais les enfants nés de cette parole d’amour la famille, et les amis du village… L’insupportable dans la mort de nos proches n’est point tant l’absence physique que l’absence de parole. Le matin je me lève. Elle n’est plus là pour me dire « Je t’aime » et m’en donner les signes corporels.
Ce matin-là à Jérusalem, dans la vallée de Josaphat, la vallée du jugement, des proches vont au tombeau de la Mère du Seigneur. On l’a enterrée trois jours plus tôt. Stupeur ! Le tombeau est vide. La nouvelle se répand dans toute la ville et dans le pays. La tradition ne nous relève même pas les signes de ce tombeau vide comme pour Jésus : le tombeau ouvert avec les linges posés à leur place, signe que nul n’a volé le corps. La tradition orientale, pudique en sa foi, proclame quelques siècles plus tard la dormition de Marie. Ce n’est pas conclusion d’enquête, mais conclusion du cœur, car ce n’est qu’avec lui, le cœur, que l’on voit juste, disait saint Exupéry.
La Mère du Seigneur se serait donc endormie dans la mort pour se réveiller trois jours plus tard… Mystère au secret de la foi des fidèles, sans aucun bruit, dans un empire romain qui s’écroule. L’Église prend son temps. Elle murît le mystère. Les premiers siècles se concentrent en effet sur la personne centrale et unique de Jésus. Est-il Dieu et homme à la fois ? Non répond le prêtre Arius en niant la divinité de Jésus ? S’il est Dieu et homme comment peut-il être une seule personne ? L’Esprit Saint est-il Dieu à égalité avec le Père et le Fils ? Et si oui comment procède-t-il de l’un et de l’autre ? Peu à peu, au fil du temps, les conciles se posent la question de savoir si la Vierge Marie peut être dite Mère de Dieu. Non point au sens où elle serait au-dessus de Dieu mais au sens où elle a enfanté Jésus, homme et Dieu, une seule personne à partir de deux natures. On ne comprend bien la Vierge Marie que par rapport au Christ.
Durant des siècles l’Assomption n’est pas oubliée, mais gardée au secret de la prière, murie comme le bon pain au four. Car plus l’Église grandit dans la foi au mystère du Fils plus elle va grandir dans la foi au mystère de la Mère. Au Moyen-Âge, en Occident, Marie est alors proclamée en son Assomption. Le silence devant son tombeau vide n’a pas engendré de doute sur Marie. Le témoignage vivant dans les cœurs de sa vie si lumineuse et belle a porté fruit dans les cœurs. Le silence du tombeau vide à la lumière de la réflexion sur la personne de Jésus s’est peu à peu transformé en la foi une dormition-assomption de sa mère. Marie s’est endormie dans la mort, comme son Fils, pour s’en réveiller trois jours plus tard par une résurrection semblable à celle de son Fils, montant au ciel corps et âme.
La séparation du corps et de l’âme est le fruit du péché des origines. C’est pourquoi devant le tombeau vide d’un de nos défunts nous crions au scandale. Rendez-nous le corps, ou du moins ce qu’il en reste, car ce corps défunt est signe des paroles d’amour qui l’ont traversé faisant de nous, pour une part, ce que nous sommes. Dans nos vies mortelles et pécheresses la séparation du corps et de l’âme est le signe concret, terriblement réel de ce moment de rupture où dans l’humanité naissante l’homme a engagé sa liberté par une parole de refus de servir selon les lois divines inscrites dans sa chair, dans son corps et dans son âme. Adam et Eve ont les premiers engager leur vie corporelle en dehors d’une parole d’obéissance filiale. Ils ont séparé en eux-mêmes le corps expression du cœur et la parole que dit le cœur. Corps d’amour et parole d’amour sont dissociées. En conséquence il est devenu difficile de mourir parce que la séparation du corps et de l’âme, fruit de la rupture séparation originelle, n’est pas naturelle ? Dieu nous a fait corps, cœur et parole, tout un, jamais l’un sans l’autre. C’est pourquoi dans une vie d’homme, quand il n’y a pas eu de correspondance entre corps, cœur et parole, quand on n’a pas mené sa vie pour accorder ses actes à ses paroles et à sa foi, cela grince terriblement à l’heure de la mort, à l’heure du jugement. Voyez les saints mourir, tout leur semble facile, comme un passage d’une rive à l’autre. Parce que toute leur vie ils ont cherché la parfaite harmonie entre leurs actes, leur cœur et leur parole.
La Vierge Marie a engagé sa parole avant son corps, ou du moins elle a engagé indissociablement son cœur et son corps dans et par une parole totale et définitive. « Je suis la servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon ta Parole. » [1] « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous » [2] Toute sa vie la Vierge Marie est fidèle à sa parole dans le moindre de ses actes. Sa beauté physique n’en est que plus grande jusque dans les larmes de la Passion qui lui ont fait désirer de partir avec son Fils, tant leur union communion est parfaite. Pour les hommes, les frères de son Fils, elle reste un temps sur terre, menant à bien l’éducation de l’Église naissante, dont elle est devenue Mère au pied de la croix. Mais quand l’heure de la mort, quand son heure est arrivée, rien n’a pu être brisé de cette harmonie communion de cœur et de corps conçu dans la sein de sa mère Anne, consacrée par l’incarnation du Verbe en sa chair, et accomplie dans toute sa vie de disciple et de mère. Marie s’est donc endormie pour la résurrection.
Il aura fallu des siècles pour que l’Église le proclame solennellement par la voix du pape Pie XII. Ce fut le 1° novembre 1950. Nulle dissociation des origines, de sa conception à sa mort, entre son corps virginal et sa parole. Tous les jours de sa vie Marie a consenti en un OUI d’amour pleinier, totalement intègre, définitif à chaque volonté du Père à travers son divin Fils. Sa mort même a été un oui d’amour à tout le mystère de l’homme et de Dieu dans sa vie. Aucun amour propre, aucune volonté propre, aucun repli sur elle-même n’a jamais touché le cœur de la Vierge Marie. Rien en sa vie d’âme n’a jamais dissocié son cœur de son corps, sa pensée de ses actes, sa volonté propre de la volonté de son Dieu. La mort séparation du corps et de l’âme, fruit du péché de volonté propre, ne pouvait donc pas la tenir au tombeau. Aujourd’hui le Fils bien-aimé du Père accueille sa Mère au ciel en un jugement d’amour empreint d’une émotion divine indescriptible. Enfin une créature qui a compris que Dieu ne voulait que le bonheur de l’homme et que l’homme ne peut avoir de plus grande joie que d’être en amitié avec son Dieu, dans son corps et dans son cœur. Marie est la première des sauvées, la première de la création nouvelle voulue par Dieu, toute animée d’une pleine communion d’amour à l’image de la Trinité.
Marie est au ciel, tant mieux pour elle, allez-vous me dire ! Mais pour nous ! … Nous ne voulons pas être heureux tout seul au ciel si ceux qu’on aime n’y parviennent pas. Marie est partie au ciel, comme son Fils, pour nous. Marie passe son ciel à nous visiter. C’est bien l’évangile de la Visitation qui a été choisi pour cette fête. Marie en bonne Mère de son Fils Jésus ne cesse de nous inviter à ne jamais engager notre corps sans que ce soit parole vraie du cœur dans un amour fidèle et éternel. Chose bien difficile dans une société où l’on a tout séparé, tout séquencé, tout éclaté de l’homme et de la femme, où le corps est magnifié dans un individualisme hédoniste au détriment d’une parole qui ne vaut plus rien. Oui, il y a un vrai combat qui est engagé en nous-mêmes, dans la société et entre le ciel et la terre. Le combat actuel est cosmique comme les apparitions de Fatima nous l’ont révélé. Ce combat, c’est à nous de le relever, en réalisant que ce que l’on engage sur terre a valeur d’éternité au ciel. L’enfer et le purgatoire ne sont pas des réalités mythiques d’un autre âge sans aucune consistance. Ils sont la conséquence de nos actes et de nos paroles vécus sur terre. Marie est engagé dans ce combat par toute la communion de cœur et de corps qu’elle vit avec son Fils dans la résurrection. Mais sans nous le ciel est impuissant. Vous pouvez promettre le bonheur à vos enfants et travailler fort pour leur en donner les moyens, s’ils ne le veulent pas, ils se créeront eux-mêmes leurs enfers et leurs purgatoires, ne vous laissant que vos yeux pour pleurer. La Vierge Marie en son Assomption est tout près de nous. Elle est en nous, pour nous éduquer au vrai bonheur, à la vraie liberté qui est de consentir à Dieu selon ce qu’Il a fait en nous créant à son image et ressemblance. Marie nous assure durant notre pèlerinage terrestre, tel un bon premier de cordée. Elle nous rassure aussi en nous disant : « À la fin mon Cœur Immaculé vaincra. » Le soleil en a dansé de joie au ciel de Fatima.
[1] Lc 1, 38
[2] Jn 1, 14