« Apprends-nous la vraie mesure de nos jours … » Ps 89, 12
Homélie pour le 18° dimanche du Temps de l’Église (C)
Frère Jean-Dominique Dubois, ofm
Qui aujourd’hui vit comme si ce jour devait être le dernier jour de sa vie ? Et pourtant ? Nous savons bien que nous sommes mortels, mais c’est toujours pour le plus tard possible. Et quand cela arrive, même à un âge avancé, c’est toujours trop tôt. Ils sont rares ceux parmi nous qui vivent en pensant réellement que demain, voire aujourd’hui, ce pourrait être le dernier jour. Et pourtant, tant de vies qui, autour de nous, sont atteints par de terribles limites de santé, des handicaps si lourds, des maladies si longues et si invalidantes. Les progrès de la médecine nous promettent paradoxalement une vie toujours plus longue autant que de moins souffrir, tout en pouvant décider de la fin de notre vie. Alors tant que nous ne sommes pas atteints d’un mal quelconque, tout nous pousse à espérer farouchement une longue vie avec le moins de souffrances possibles. Le tout reçu comme un droit sur lequel personne ne doit venir empiéter, pas même Dieu qui risque d’être le grand accusé au cas où une tuile invalidante nous tomberait sur la tête. Si le Bon Dieu était vraiment bon, cela ne serait pas arrivé ! … Que la vie soit défendue bec et ongle est une idée juste mais aujourd’hui dévoyée. Car qu’est-ce que la vie humaine ?
Le sage Qohèleth est terriblement réaliste. « En effet, que reste-t-il à l’homme
de toute la peine et de tous les calculs pour lesquels il se fatigue sous le soleil ? » [1] Quoique l’on fasse ou que l’on accumule de réussites ou de biens, la mort du tombeau nous attend tous nous mettant tous à égalité.
La réflexion du sage se mue en prière. En face de la brièveté de nos jours, prêts que nous sommes à disparaître aussi vite que l’herbe des champs, quand bien même serions-nous centenaires, le psalmiste implore : « Apprends-nous la vraie mesure de nos jours : que nos cœurs pénètrent la sagesse. » [2] Qu’est-ce que même un centenaire en face des milliards d’année de la création ? Vivre quatre-vingts ou cent ans, qu’est-ce que cela devant Dieu pour qui un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour. Oui, Seigneur : « Apprends-nous la vraie mesure de nos jours : que nos cœurs pénètrent la sagesse. »
Qui a le secret de la mesure de nos jours ? L’amour seul est la mesure de nos jours si cet amour est un amour sans mesure. Une vie ne vaut pas par sa longueur, elle vaut par son poids d’amour. Le bienheureux Carlo Acutis, bientôt canonisé, a rempli ses quinze années de vie terrestre d’une charité sans pareille pour Dieu, pour sa famille, pour ses proches et les plus pauvres de sa bonne ville de Milan. Telle une fusée de lumière il a parcouru en quelques années d’adolescence un parcours de géant dont le secret était l’eucharistie, son « autoroute pour le ciel. » Thérèse de l’Enfant Jésus l’avait précédé en accomplissant un grand plein de charité en seulement vingt-quatre années qui feront d’elle la plus grande sainte des temps modernes et la patronne des missions.
Le temps n’est pas un droit, c’est un don et une responsabilité. Le temps est une créature de Dieu. Le temps nous est offert par Dieu pour nous laisser aimer et aimer de tout notre cœur. Le nombre de nos années c’est Dieu seul qui le connait parce que Lui seul peut juger et évaluer le poids d’amour qui remplit nos journées. Que notre seul souci, en ce temps que Dieu donne à chacun, ne soit pas de prolonger ou de raccourcir ce temps, mais de l’employer chaque jour en le remplissant d’infini et d’éternité. « Rien que pour aujourd’hui » disait la petite Thérèse.
« Gardez-vous bien de toute avidité, car la vie de quelqu’un, même dans l’abondance, ne dépend pas de ce qu’il possède » dit l’évangile.[3] À quoi cela peut-il servir de réussir dans la vie si nous ne réussissons pas notre vie ? Une vie réussie, c’est une vie d’amour véritable dans les petites comme dans les grandes choses.
Le summum de la pensée actuelle de nos sociétés occidentales, c’est de faire ce que l’on veut, de jouir sans entrave et surtout de ne pas souffrir. Tout le contraire de l’évangile qui est de réjouir plus que de jouir, de consentir à ce qui nous est offert par amour plutôt de prendre ce qui plait, et d’être vainqueur du mal par le bien, plutôt que de fuir les épreuves et la souffrance. Sans quoi la mort est un drame puisqu’elle ne s’approche souvent que dans la souffrance, nous retirant la liberté de faire ce que l’on veut ainsi que de jouir. Pauvres hommes que nous sommes qui n’acceptons pas les limites de toute vie humaine pour ne penser notre vie qu’en terme de gains, de pertes et de profits.
Heureux le sage qui accepte les limites de sa vie et celles de ses proches, qui fait de chaque jour un « je t’aime » pour le bonheur de ses amis. Heureux celui qui humblement travaille à être toujours victorieux de ses épreuves. Heureux est ce sage car, avec le Christ, il fait descendre le ciel sur la terre pour la transfigurer.
Oui, Seigneur « apprends nous la vraie mesure de nos jours, que nos cœurs pénètrent la sagesse » puisque « nous sommes déjà ressuscités avec toi » [4] afin d’aimer éternellement comme tu aimes.
[1] Qo 2, 22
[2] Ps 89, 12
[3] Lc 12, 15
[4] Col 3, 1