« C’est à moi que vous l’avez fait. » Mt 25, 45
Homélie pour la mémoire de saint Martin
Anniversaire de l’armistice du 11 Novembre 1918
Frère Jean-Dominique Dubois, ofm
Il est onze heures du matin ce 11 novembre 1918. L’armistice, signé six heures plus tôt, entre en vigueur. Des deux côtés, les derniers soldats sont tombés. Les plénipotentiaires allemands et français se retirent. « On a gagné la guerre, il sera difficile de gagner la paix » s’exclame Georges Clémenceau … Un an plus tard, à la signature du traité de Versailles, le maréchal Foch dira : « Ce n’est pas une paix c’est un armistice de vingt ans. » Pourquoi ? Pourquoi dix millions de soldats et cinq à dix millions de civils tués ? Pourquoi les plaines généreuses du Nord de la France complètement ravagées, les villages rasés, tel un champ retourné par les lames d’une très puissante charrue ? Pourquoi toute cette « boucherie » et cette désolation ? Les blessures du cœur et de l’âme des deux côtés du Rhin échappent à toutes les statistiques, mais les tragiques crevasses des âmes vont continuer leur œuvre mortifère sur des générations. La mémoire blessée alimentera les ardeurs guerrières de la seconde guerre mondiale. Cycle infernal de la violence qui appelle la violence, de la soif de pouvoir qui appelle toujours plus de pouvoir. Pourquoi ? Au nom de quoi ? Un seul mot, un seul : la nation ! …
Chaque pays, chaque peuple, a des raisons de revendiquer le droit de sa nation à se défendre ou à faire la guerre. La patrie est en danger ! Il faut la défendre. Mais attention ! Les guerres, ce sont souvent des idées justes qui deviennent folles.
La nation signifie : là d’où je suis né. La patrie signifie le père, la paternité qui m’a donné naissance. La terre d’où je viens, la terre qui m’a porté telle une mère donne ce qu’il y a de plus sacré : la vie. Cette terre-là, c’est mon identité et ma raison principale de vivre. Combattons la prostitution, mais ne disons jamais à un enfant né d’une femme qui se prostitue, que c’est une « putain ». C’est sa mère ! ... Ma terre natale m’a donné le plus beau cadeau qui soit, la vie, et une identité pour vivre. J’apprendrai à connaître les défauts ou les travers de ma terre nourricière. Avec mes talents je cultiverai cependant ses qualités pour la rendre meilleure. Je suis né d’elle mais je suis plus grand qu’elle, à condition de lui être fidèle.
La terre du voisin est belle, mais elle est différente. C’est la différence qui fait la richesse des échanges humains. Il serait triste de n’avoir que des roses dans nos jardins. La beauté du Lys ou de la pâquerette nous manquerait. Le parfum de la lavande ou du myosotis nous ferait défaut.
Alors pourquoi se faire la guerre ? Pourquoi la « boucherie » de cette première guerre mondiale. Le roi Louis XIV a créé les Invalides pour ses soldats blessés et leurs familles meurtries, lequel roi s’est bien reproché d’avoir trop fait la guerre. En 1918 la France tout entière est devenue un hôtel des Invalides après cette terrible « boucherie. » Pourquoi n’avoir pas tremblé de prendre les hommes pour de la chair à canon ? La mécanisation à outrance n’explique pas tout. Toute vie humaine est sacrée. Toute nation est respectable et défendable. Alors pourquoi ?
La réponse est dans la clairière de Rotondes, en forêt de Compiègne. En 1922 une immense plaque de marbre a été posée en mémoire de l’armistice, signe de la victoire des alliés. Sur ce marbre des mots terribles sont inscrits : « Ici a été vaincu l’orgueil de la nation allemande. »
L’orgueil de l’ennemi n’a d’égal que mon propre orgueil. Tous les péchés des hommes ont une racine unique qui prête à toutes les guerres, l’orgueil. L’orgueil du coq gaulois n’a rien à envier à l’orgueil de l’aigle allemand. Ce n’est pas la nation qui est un péché. C’est l’orgueil d’une nation, l’orgueil des nations…
N’est-ce pas là ce que les nations ont compris après la tragique guerre des poilus ? Le président américain Woodrow Wilson suscita avec force la société des nations pour que : « plus jamais cela ». Le grand principe de cette société était le droit des nations à disposer d’elles-mêmes. L’histoire montre que l’intention était merveilleuse et pertinente, mais que la réalisation ne fut pas à la hauteur. Pour exemple, le traité du Trianon qui en 1920 fit perdre à la Hongrie les deux tiers de son territoire. Tout cela pour vaincre l’orgueil de l’empire austro-hongrois. Quand on sait l’originalité de la langue et de la culture hongroise, unique parmi toutes les nations indo-européennes et slaves, on ne peut qu’être horrifié d’un tel acte. Qu’aurions nous fait à la place de nos pères ? Nous ne sommes pas meilleurs et nous sommes tous prêts à recommencer si seulement nous oublions les leçons de l’histoire.
Alors qu’est-ce qu’une nation qui mérite non de faire la guerre, mais de servir la société des nations avec sa personnalité propre ? C’est à chaque nation de revenir à ses racines pour le savoir.
Étrange coïncidence de cet armistice du 11 novembre 1918 avec la fête de saint Martin de Tours.
Les Francs, tout nouvellement chrétiens, par le baptême de leur roi Clovis, n’eurent de cesse que de prier l’évangélisateur des gaules, le grand et noble saint Martin. Celui-ci était un soldat hongrois, du fin fond de la Panonie, contraint de devenir soldat romain à l’âge de quinze ans selon les lois incontournables de l’empire. Il aspira très tôt à devenir chrétien. Rome l’envoie servir en Gaule. Il rencontre sur son chemin un pauvre nécessiteux. La moitié de son paquetage appartient à l’empire l’autre moitié est son bien propre. Cette moitié qui lui revient il la donne généreusement à ce pauvre. Quelque temps plus tard le pauvre en question lui apparaît en songe. C’est le Christ lui-même. Et Jésus de dire : « Martin, encore catéchumène, m’a revêtu de ce vêtement. »
Après avoir quitté l’armée Martin rejoint l’évêque saint Hilaire à Poitiers. Il fonde le premier monastère d’Occident à Ligugé. Devenu évêque de Tours il ne cesse inlassablement d’évangéliser les campagnes gauloises sans jamais oublier les pauvres. Des centaines de villages français portent aujourd’hui son nom et des milliers de paroisses sont sous son patronage.
« France, qu’as-tu fait de ton baptême ? » nous cria le pape Jean-Paul II en 1980. En 1996, dans un voyage apostolique mémorable, ce même pape, admirateur de la France, est allé à sainte Anne d’Auray, unique pèlerinage au monde de la grand-mère de Jésus. Ce saint pape est allé s’incliner sur la tombe d’un vieux prédicateur du 18° siècle, saint Louis Marie Grignon de Montfort à saint Laurent sur Sèvres. Jean-Paul II a visité Tours pour honorer les pauvres et l’évangélisateur des Gaules. Il est allé à Reims pour célébrer le baptême de Clovis. À Notre-Dame de Paris, point névralgique et central de toutes les routes de France, Jean-Paul II nous avait déjà rappelé, lors de son premier voyage, le lien particulier de notre pays avec la Vierge Marie, Notre-Dame.
C’est le Christ qui conduit l’histoire de chaque nation. N’est-ce pas l’ange du Portugal qui apparut en premier aux pastoureaux de Fatima se désignant comme l’ange de la paix ? La mission unique de ce petit pays au bord de l’Atlantique résonne aujourd’hui encore dans le monde entier, non pour que nous devenions portugais, mais pour que nous servions tous la paix.
« France, qu’as-tu fait de ton baptême ? » « France éducatrice des peuples ! ... » nous a dit saint Jean-Paul II. Le pape Léon XIV, dès les débuts de son pontificat, s’est tourné vers la France pour lui demander de se souvenir des grands saints de son histoire et nous rappeler à notre vocation propre. Et si chacun de nous se souvenait de l’onction de son baptême pour imiter l’humilité de saint Martin en se souvenant de la parole de Jésus : « chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères c’est à moi que vous l’avez fait. » [1] À la fin de notre vie nous serons jugés sur l’amour.
[1] Mt 25, 45