« Car sa vie est retranchée de la terre… » Is 53, 8

Homélie pour la messe en mémoire de l’armistice de 1945

Frère Jean-Dominique Dubois, ofm

 

Nous faisons mémoire en ce jour de nos ainés, morts pour la patrie, pour la justice et la liberté, ceux-là qui ont accepté volontairement que leur propre vie soit « retranchée de la terre. » L’Écriture nous parle d’un haut fonctionnaire de Candace, la reine d’Éthiopie, qui cherche quant à lui, de comprendre ce qui concerne ce mystérieux serviteur souffrant dont la vie fut retranchée de la terre, suivant les mots du prophète Isaïe.

De tout temps l’homme se fait la guerre. La guerre est depuis toujours le langage des hommes. Nos quatre-vingts ans de paix sur la presque totalité du territoire européen pourraient bien n’être qu’un leurre. Il y eut la guerre froide jusqu’en 1991 basée sur l’équilibre de la terreur. L’accumulation aujourd’hui d’un arsenal atomique capable de détruire plusieurs fois la planète n’a rien de rassurant. En 1917, face à l’écœurement de toutes les parties, suscité par l’affreuse boucherie des tranchées, la guerre a failli s’achever. Malheureusement le choix fut fait de la guerre à outrance jusqu’au boutisme. Par ondes successives, les séquelles profondes de ce traumatisme susciteront des réactions contradictoires au sein des peuples européens pour finir par une nouvelle déflagration encore plus meurtrière. Ce fut la guerre de 39-45.

En 1914 le soldat partait se battre pour la patrie, car il avait une patrie au cœur. En 1939 le soldat croyait toujours à sa patrie, comme à celle des autres, mais l’expérience d’une première guerre mondiale avait refroidit ses ardeurs. Le combat fit rage cependant, chacun croyant être meilleur que l’autre. Chacun enfermé dans son ego national, ou ses intérêts jugés vitaux pour sa soi-disant race et son savoir-faire, jugé à tort ou à raison, supérieur sur l’autre. Ce fut la course aux armements, aux raffinements des techniques de destruction, laissant l’Europe et le monde exsangue dans un effroyable gâchis des personnes et des peuples. Leur vie fut retranchée de la terre. Pour qui ? En vue de quoi ? Pour parvenir où, et pour donner quel sens à la vie ?

À y regarder de près – et je parle sous le contrôle des historiens – la guerre, particulièrement nos guerres modernes, semblent bien être toujours des défaites de la pensée.  Sois que, fort d’une pensée puissante on est prêt à se lancer dans une guerre de conquête, sois que faible d’une pensée décadente on se laisse prendre aux jeux des intérêts immédiats ou des rivalités basées sur les nécessités fondamentales : une terre, un toit et une table. Alexandre le Grand conquit tout le Moyen Orient. L’empereur grec était riche de la philosophie d’Aristote, mais il ne réussit jamais à supplanter la civilisation perse, pourtant dominée par lui, un temps seulement. L’occident, fort de sa technologie, voulut vaincre l’Empire du milieu, mais n’y réussit jamais laissant à la Chine sa sagesse millénaire. Plutôt que d’admirer la beauté singulière des personnes et des peuples et de s’enrichir des sagesses de tous, l’homme tend trop souvent à se croire supérieur à son semblable pour imposer sa vérité et jouir au détriment des autres. Plutôt que de se réjouir l’homme veut jouir. Immense défaite de l’Europe tout entière qui, au cœur de sa civilisation pluriséculaire, née de la recherche même de la Parole de Dieu, a inventé le goulag et les camps d’extermination. Chrétiens, greffés sur l’olivier franc du judaïsme, nous avons trahis nos frères ainés.  Leur vie fut retranchée de la terre…

Le traumatisme de nos guerres nous habite. Il ne cesse de travailler nos consciences. Mais la leçon ne semble jamais porter. Et la guerre est toujours à nos portes … Leur vie, la vie de tous nos morts, fut retranchée de la terre. Nos morts réclament justice et paix. Que leur sacrifice ne soit pas vain. Pour cela devenons des sages. Cultivons nos cœurs et nos esprits de saines pensées et de justes discours. Ainsi cet officier de la Reine d’Éthiopie, qui demande au diacre Philippe de lui expliquer les Écritures, après être parti à Jérusalem adorer le Dieu vivant,

Le judaïsme a quatre mille ans d’existence, plus qu’aucune autre civilisation. Quel est ce ressort de longévité ? L’adoration du Dieu vivant et l’écoute de sa parole ... Le peuple d’Israël est né au désert, ramassis de petites tribus nomades, errant entre la Chaldée et l’Égypte. Leur âme, le ciment de leur solidarité, n’est autre, depuis les commencements, que le Dieu unique d’Abraham d’Isaac et de Jacob qui les a libérés des puissants de ce monde et du péché d’idolâtrie. L’initiative amoureuse de Dieu à leur égard, sans cesse renouvelée malgré toutes leurs trahisons, fonde leur incessante adoration de ce Dieu Unique en amour. La prière juive fondamentale est bien celle du deutéronome qui dit : « Écoute Israël, tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute âme et de tout ton esprit… » [1]

Cœur, âme et esprit. Tous ensemble, il s’agit de les nourrir de la parole de Dieu, sans cesse offerte à travers les merveilles du Seigneur pour l’homme sa créature. Adorer et écouter le Dieu vivant et véritable, telle est la source de la paix et de la justice.

 Les pas d’Israël ont croisé les grandes civilisations de chaque temps : Babylone, l’Égypte, l’Assyrie, la Perse, la Grèce et Rome. Chacune de ces civilisations cherchait sa réponse aux grandes questions de l’humanité : d’où venons-nous, où allons-nous pour être qui … La confrontation et le dialogue avec des civilisations plus splendides les unes que les autres auraient pu engloutir Israël, le plus petit de tous les peuples. Il n’en fut rien car l’adoration du Dieu véritable et l’écoute de sa Parole d’amour n’ont pas cessé de creuser la soif de vérité du peuple choisi, lequel a su intégrer dans sa sagesse la part de sagesse des autres civilisations pour approfondir sans cesse sa propre réponse aux questions fondamentales.

 Et cela, Israël le poursuivit jusqu’à comprendre, l’envers de l’endroit. Comprendre que la clé de toute sagesse est dans l’humilité, dans l’acceptation de l’offrande soi, au Dieu Unique autant qu’à son semblable, pour aimer et se réjouir de la beauté de chaque créature comme de chaque peuple. La singularité de chacun est la porte du véritable universel. Nulle valeur abstraite d’un homme imaginé, augmenté ou fruit d’un projet. Le mythe de prométhée est l’anti-Israël, autant que l’anti-Jésus. Seul le serviteur souffrant parle de Dieu ainsi que de la grandeur de l’homme. Où est Dieu dans cet enfer, demande un prisonnier d’Auschwitz. Là-bas, lui répond un compagnon d’infortune en pointant un enfant juif qui agonise au bout d’une corde.

Seul l’amour est force de création dira le père Maximilien Kolbe mourant dans le bunker de la faim au sein de ce même camp d’extermination. Adorer, c’est sortir de soi pour se remettre à plus grand que soi. Écouter, c’est se laisser travailler par une parole qui éduque et qui élève. Alors si le prix en est que notre vie soit retranchée de la terre, ce ne sera que pour une moisson plus abondante.

 Au terme de notre vie, nous serons jugés sur ce que nous aurons adorer et sur ce que nous aurons écouté. Il y des dieux qui mènent à la mort et des paroles qui mènent à la guerre. Puissions-nous être fidèles à nos racines chrétiennes. Le pape Benoît XVI nous a dit au Collège des Bernardins en 2008, dans une leçon universitaire de haut niveau saluée par toutes les autorités présentes, que ces racines de l’Europe sont dans l’adoration et l’écoute de la Parole de Dieu, vécues au sein des monastères qui tissèrent nos pays. Racines qui sont l’héritage de la Grèce, de Rome et du Judaïsme, transfiguré par la Parole de Jésus.

 

[1] Dt 6, 4-9

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« Comme je vous ai aimés. » Jn 13, 34

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