« … à l’adresse de certains qui étaient convaincus d’être justes … » Lc 18, 9

Homélie pour le 30° dimanche du Temps de l’Église (C)

Frère Jean-Dominique Dubois, ofm

 

« Deux hommes montèrent au Temple pour prier… » [1] Jésus les regarde avec amour. Il constate. Le premier est un pharisien. Catéchistes du peuple, les pharisiens sont des hommes honorables et tout à fait respectables. Très versés dans les Écritures, ils ont charge d’enseigner et de chercher la voie droite pour marcher sur les chemins du Seigneur. La prière de ce pharisien est parfaitement honnête et juste. Tout ce qu’il pratique est dans la Loi de Moïse. Il peut se réjouir d’offrir à Dieu tout ce qu’Il observe pour que le nom de Dieu soit glorifié dans sa vie.

Malheureusement, à cette juste et noble pratique, quasi un sans-faute, se mêlent l’orgueil et l’amour propre. Comment cela ? En se comparant à un pauvre israélite venu prier en demandant simplement la pitié de Dieu, car, lui, ce pauvre, n’a rien d’autre à offrir au Seigneur que sa misère. Se comparer aux autres c’est toujours se mettre au-dessus ou en dessous des autres, soit pour se glorifier à leur détriment, soit pour se mépriser à leur dépens et à nos dépens. Dieu ne compare jamais ses enfants, telle une mère qui regarde chacun des siens comme un unique.

L’amour propre et l’orgueil, ce mal « mourra avec notre corps » dit saint François de Sales. On prête à Bernadette Soubirous ce mot que « notre amour propre mourra un quart d’heure après nous. » « Il est difficile de faire le bien sans jamais pécher » disait les anciens. « Même le juste pèche sept fois par jour » dit le proverbe. [2] L’orgueil est décrit dans les psaumes comme la racine même du mal. [3] Ce qui a fait dire à Satan aux origines du monde : « non serviam », c’est-à-dire : je ne servirai pas Dieu, je me ferai Dieu par moi-même.

Alors, allons-nous désespérer de nous-mêmes ? Bien sûr que non. Mais entendons l’avertissement du Seigneur pour faire une chasse impitoyable à tout orgueil et à tout amour propre, en chacun de nous. Le mépris des autres, quel qu’il soit, la comparaison, la critique acerbe sous toutes ses formes – à distinguer de l’esprit critique - sont autant de chemin de perdition nous donnant d’être meilleurs à nos yeux, non aux yeux de Dieu. La leçon de Jésus est claire. « Je vous le déclare : quand ce dernier redescendit dans sa maison, c’est lui qui était devenu un homme juste, plutôt que l’autre. Qui s’élève sera abaissé ; qui s’abaisse sera élevé. » [4]

S’abaisser, ce n’est pas se mépriser. Se mépriser, c’est mépriser Dieu et l’œuvre qu’il a faite en nous créant chacun, unique parmi les uniques. S’abaisser c’est reconnaître que tout ce que je suis et tout ce dont je suis capable sont pur don de Dieu, pure gratuité de sa miséricorde. L’exemple par excellence, c’est la Vierge Marie. La mère du Christ a une parfaite et pleine conscience que tout ce qu’elle est, elle le doit à son Seigneur. Son Magnificat le proclame : « Il s’est penché sur son humble servante. » [5] Humilité veut dire ici abaissement. Marie est la seule parmi tous les hommes à avoir pleinement reconnu cette absolue et totale gratuité du don de Dieu qu’elle est. Humilité a pour racine étymologique l’humus, la terre. Le propre de la terre c’est de se laisser travailler par le divin jardinier et par tous les jardiniers du monde pour produire du fruit. La terre ne peut se glorifier que de ce qu’elle a reçu.

Les apôtres à la veille de la passion sont pleins d’un magnifique vécu avec leur Maître et de la richesse de son enseignement. Ils sont prêts à mourir pour le Christ. Du moins, ils l’attestent avec force protestation. Jésus leur déclare qu’ils vont tous le laisser seul. Les apôtres n’ont pas compris que leur amour propre et leur orgueil peuvent être plus forts que tous les dons reçus de leur Maître. Du moins tant que leur Maître n’a pas cloué cet amour propre au pilori de la Croix pour les en délivrer. « Sans moi vous ne pouvez rien faire » leur a déclaré Jésus. Sans la guérison profonde de l’orgueil et de l’amour propre, nous sommes tous incapables de tenir la route de l’évangile. Pierre en pleurera de chaudes larmes. Sans doute les autres avec lui. La première parole du Ressuscité sera pour leur annoncer le pardon du péché d’orgueil, racine de tous les péchés. « La paix soit avec vous… » [6] « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement... » [7]

Saul de Tarse était un pur et parfait pharisien. Splendidement formé à l’école du meilleur maître de son temps, Gamaliel, fin connaisseur de la philosophie de l’époque, il ne supportait pas l’enseignement de ses frères juifs devenus chrétiens lesquels annonçaient la gratuité du salut, le salut par la grâce en la personne de Jésus de Nazareth, et non plus par la pratique de la Loi mosaïque. Sur le chemin de Damas Jésus vient lui dire : « Il t’est dur de regimber contre l’aiguillon. » [8] Saul sait pertinemment, au plus intime de sa conscience, qu’il ne parviendra jamais à une totale et parfaite observance de la loi juive. Cet aiguillon lui taraude le cœur et vient inlassablement « chatouillé » son amour propre. Saul devient Paul dans la contemplation des plaies du crucifié lequel lui offre gratuitement le pardon de son orgueil de pharisien, observant zélé de la Loi. Paul, paulus en latin, veut dire le petit, celui à qui il manque quelque chose de fondamental : c’est-à-dire la grâce de la miséricorde.

Une religieuse que j’avais la grâce d’assister en ses derniers instants était considérée comme une sainte par toutes ses sœurs. Profondément servante, humble, observante fervente de la règle de son Ordre, dans la pure charité, elle avait derrière elle de nombreuses années de vie cloîtrée. Sa vie ne parlait que de Dieu et pour moi, tout jeune prêtre, c’était un bonheur de l’écouter. Je lui dis : « Ma sœur, vous allez bientôt voir Dieu. » « Ce sera pur miséricorde » me répondit-elle avec un naturel déconcertant. Pas de liste de tous ses mérites d’observance. Un pur abandon filial à la miséricorde du Seigneur, confessant que tout avait été don dans sa vie de consacrée. Le Christ Jésus, devenu péché pour nous, s’endort sur la croix en un acte pur d’abandon : « Entre tes mains, Père, je remets mon esprit. »

« Le publicain, lui, se tenait à distance et n’osait même pas lever les yeux vers le ciel ; mais il se frappait la poitrine, en disant : ‘Mon Dieu, montre-toi favorable au pécheur que je suis ! » [9]

[1] Lc 18, 10

[2] Pr 24, 16

[3] Ps 19, 14 : « Préserve aussi ton serviteur de l’orgueil, … alors je serai irréprochable, pur du grand péché. »

[4] Lc 18, 14

[5] Lc 1, 48

[6] Jn 20, 19 et sv

[7] Mt 10, 7-8

[8] Ac 9, 5

[9] Lc 18, 13

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