« …et nous ne savons pas où on l’a déposé » Jn 20, 2
Homélie pour le jour de Pâques
Frère Jean-Dominique Dubois, ofm
Au pied la croix ils n’étaient plus que quatre, trois femmes et un apôtre.
Judas a posé son geste tragique de désespoir. Sans doute l’Iscariote voulait-il forcer Jésus à une manifestation éclatante, preuve de messianité. Il n’a pas compris qu’il n’y aurait pas d’autres signes que celui de Jonas au ventre de la baleine, trois jours et trois nuits. On ne rassemble pas le peuple de Dieu dispersé à coup de preuves ou de manifestations éclatantes. Celui qui ne veut pas croire ne croira jamais. La vérité ne s’impose pas elle se propose. L’amour ne s’achète pas il s’invite en confiance comme à une danse. Judas n’a pas compris que le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde, Jésus ayant refusé toute messianité politique.
Pierre et les neuf autres apôtres sont enfermés dans la peur, cachés au cénacle ou retournés à la pêche. Ils n’ont pas compris l’enseignement du Maître annonçant sa passion et sa résurrection. « Cela ne t’arrivera pas » avait déclaré Pierre. [1] Consternés, meurtris, en larmes, les apôtres s’affligent de leur lâcheté, de leur reniement, malgré trois années sacrifiées pour le maître, au détriment de leur confort et de leur vie familiale, de leurs projets humains autant que de leurs amitiés. « Nous qui avons tout quitté » disait Pierre un jour à Jésus « quelle récompenses ? » [2] Le prix à payer de la suite de Jésus fut rude. La chute au soir du vendredi saint encore plus. Ils ont foi en Jésus et leur foi les a conduits au néant d’une crucifixion clôturant tout espoir d’en sortir. N’y a-t-il rien de pire que de vivre sans espérance ? Le découragement n’est-il pas l’arme préféré du démon ?
Le peuple des Rameaux, quant à lui, est dans la désolation la plus terrible. Signes et paroles de Jésus habitent les cœurs. Mais ceux-là n’ont pas reçu l’enseignement intime du Maître réservé aux apôtres, voire aux seuls Pierre, Jacques et Jean. Le bon peuple n’a pas vu Jésus transfiguré sur la montagne, ni le retour à la vie de la petite fille de Jaïre, chef de synagogue, et ni celui du fils de la veuve de Naïm. Il y a bien eu Lazare, dont tout le monde parle. Mais cette résurrection est encore si proche et si surprenante.
Le peuple de Jérusalem affolé à l’idée d’un messie roi, apeuré par toutes les dissensions en son sein à cause de Jésus, ce peuple des grandes villes qui ont souvent tendance à en remontrer aux peuples des campagnes, ce peuple jérusalémite des hommes de cour, le voilà tranquille après un sabbat perturbé, cachant sa mauvaise conscience sous les voiles d’une juste pratique de la Loi. Ils ont crié de le crucifier tels des foules égarées dont les bergers étaient des loups déguisés en agneau.
Au pied de la croix elles sont là, seules terriblement seules, les fidèles d’entre les fidèles. Marie, la Mère de Jésus, sa sœur Marie, femme de Clopas, et Marie de Magdala. La Vierge pure et la Vierge miséricordiée, accompagnées toutes deux d’une fidèle laïc. Jean, l’apôtre, est l’unique apôtre à être demeuré là. L’Église est portion congrue au pied de la croix. Tels les rares proches qui accompagnent si souvent dans nos hôpitaux les agonisants. La foule des grands jours et des réseaux d’amitié, la foule des réseaux sociaux n’est plus là. La vie se découvre dans sa solitude immense, tragique et sublime à la fois. Espérer contre toute espérance quand le mal et la mort font leur travail de destruction. Croire contre toute évidence que la vie est plus forte que la mort et que la mort n’aura pas le dernier mot. Voir l’envers de l’endroit, quand tout pousse à l’abandon et au désespoir. Croire encore et toujours, alors que c’est le vide à l’intérieur ou à l’extérieur, et que sont perdus les plus minces filets d’une quelconque espérance. Croire quand il fait nuit noire, même à l’heure de midi parce que le soleil intérieur est irrémédiablement éteint. Croire comme la petite Thérèse en ses deux longues années de nuit intérieure, croire, dit-elle, à se mordre les lèvres pour ne pas blasphémer.
Marie, la Mère de Jésus, la femme de Clopas, Marie de Magdala sont là debout dans la foi. La tombe est parfaitement scellée. La longue journée du sabbat apporte un surcroît d’épreuve capable de faire vaciller la détermination la plus inextinguible. Le Fiat le plus en or peut être ébranlé. « Qu’il me soit fait selon ta parole. » [3] Ce oui sans réserve, prononcé dans la solitude de Nazareth et jamais repris, trouve toute sa plénitude devant la pierre scellée du tombeau de Jésus. Marie espère contre toute espérance. Marie communie à tous les états d’âme de Jésus. La Mère adhère à la volonté du Père. Marie boit la coupe amère de la passion jusqu’à la lie dans la conviction profonde que l’Amour est cette pauvreté en esprit qui n’a rien pour soi mais tout pour celui qu’il aime. La Vierge Mère est conformée en ce samedi saint à la plénitude du Oui éternel du Fils au sein de la Trinité, du Oui éternel du Père à l’offrande de son Fils, du Oui éternel de l’Esprit Saint, Oui en personne du Père et du Fils. Dans le silence du samedi saint la terre en Marie dit oui au Père, à son œuvre de salut par le Fils, lequel git dans le sommeil de la mort derrière la pierre lourdement scellée. La Vierge Mère est seule, irrémédiablement seule, dans l’espérance…
Marie de Magdala et les autres femmes n’ont qu’une idée en tête. Terminer la toilette funéraire du maître, inachevée en raison de l’arrivée du sabbat.
Jean garde amoureusement la Mère à lui confiée. Dans l’ébranlement de ces événements, l’apôtre bien-aimé ne communie pas encore totalement à la foi de celle qu’il chérit, autant qu’elle demeure un mystère pour lui.
Ce matin-là, lendemain du sabbat, le tombeau est ouvert. Marie et les femmes courent le dire aux apôtres. On a enlevé le maître. Pas l’once d’une foi en la résurrection. Ces dames venaient servir un cadavre. Aussi pour elles le tombeau ouvert ne peut être que le signe d’un vol du maître. Elles ne prennent même pas la peine d’en faire le constat.
Les disciples prévenus courent au tombeau. Pierre n’était peut-être pas bon en course à pied, mais le péché alourdit ses pas et plombent sa course. Jean est le premier à faire le constat. Les linges sont à leur place, signe qu’il n’y a pas eu d’enlèvement. Il laisse le premier des apôtres entrer. Pierre fait le même constat. Il ne rejoint pas la foi de son frère Jean, lequel vit et crut. Un signe n’est pas une preuve. La foi distingue sous le voile du visible le mystère de l’invisible.
À n’en point douter, en tout premier lieu, Jésus est apparu à sa Mère la confirmant dans sa foi. Jésus offre toute sa reconnaissance à celle qui fut toujours « femme » en plénitude à ses côtés, sans jamais douter de son mystère et vivant dans la foi la grâce de ce mystère unique. Mission de la femme qui est de révéler l’homme à lui-même pour qu’il donne la vie par elle et avec elle.
Jean, l’apôtre bien-aimé, le tout incliné sur le cœur du Maître, rejoint enfin Marie dans sa foi inébranlable pour laisser la Mère continuer de l’éduquer à l’école du Maître de la vie. À partir de cette heure-là il la prit dans son intimité d’âme, dit l’évangéliste. « Fils voici ta mère. » [4] Jésus apparaîtra ensuite à Marie de Magdala avant de se manifester à ses apôtres. Ceux-là, qui furent au pied de la croix, ont devancé tous les autres sur le chemin de la résurrection.
Nous vivons une époque ahurissante où l’on ne veut plus s’engager parce qu’on ne veut plus souffrir. Époque de la liberté à outrance pour jouir sans entraves et mourir par décision souveraine afin de ne plus souffrir. La vie humaine en vient à être un projet façonné par des libertés souverainement indépendantes d’individus solidaires, individus égocentrés qui jettent ce qui ne fait plus plaisir et qui renient ce qui ne sert plus. On appelle cela la dignité, le progrès ou la civilisation, inversant le sens des mots. La vie n’est plus synonyme de gratuité absolue, de don reçu en pauvreté. La liberté est de faire ce que l’on veut, quand on veut et comme on veut. On ignore le sommet de la liberté qui est de consentir à recevoir avec amour ce qui nous est offert gratuitement dans et par l’amour. On confond joie et jouissance, amour et plaisir. Quand bien même l’autre est perçu comme un unique à aimer comme tel, c’est pour un temps et à l’essai, contradiction suprême. L’engagement supposerait d’accepter à l’avance de souffrir pour vaincre le mal qui git au cœur de tout homme. L’idée même d’un péché originel a été évacuée. Il ne reste plus que des libertés de jouissance. Or « on ne nait pas à l’essai, on ne vit pas à l’essai et on ne meure pas à l’essai. » [5]
À chaque homme rencontré Jésus dit : je te connais, tu es unique pour moi. À chaque épreuve vécue Jésus dit : si tu crois tu verras la gloire de Dieu. [6] La vérité de cette parole se mesure sur la croix et à la croix : Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique [7] jusqu’à la mort de la croix. Ils ne furent que quatre au pied de la croix. Et nous, voulons nous être de ce mystère de la croix pour croire à la résurrection qui dit à tout homme : tu es unique pour Dieu, tu es tout pour Dieu. Vois ici le tombeau vide de toutes tes épreuves, de toutes tes souffrances et maladies. La vraie dignité de mourir en liberté c’est de s’abandonnant à la liberté de Dieu, sans jamais chercher à se sauver. Dieu est incapable d’abandonner ses enfants. Il les ressuscite car il est Père. « Le Christ est ressuscité, oui le Christ est ressuscité » et nous avec Lui, si nous croyons.
[1] Mt 16, 22
[2] Mt 19, 27
[3] Lc 1, 38
[4] Jn 19, 27
[5] Saint Jean-Paul II
[6] Jn 11, 40
[7] Jn 3, 11