« Moi non plus, je ne te condamne pas …” Jn. 8, 11

Homélie pour le 5° dimanche de carême (C)

Frère Jean-Dominique Dubois, ofm

 Avouons que nos paroles et nos pensées sont souvent pleines de jugements qui ressemblent à des condamnations. Certes les difficultés et les conflits du quotidien nous obligent à juger des personnes et des situations pour prendre de bonnes décisions. Juger et discerner, c’est peser le pour et le contre, évaluer et lire entre les lignes ce qui se joue en tel acte ou tel événement. Juger c’est surtout discerner l’œuvre de l’Esprit de vérité qui donne l’intelligence et le conseil pour regarder le monde et les personnes avec le regard de Dieu, avec l’espérance de Dieu, lequel travaille dans le temps et avec le temps. Comme il faut craindre les personnes qui manquent de discernement, surtout si elles exercent de hautes responsabilités. Juger c’est encore se former et nourrir son intelligence pour élargir le champ de son investigation, autant que le champ de sa compréhension. Avec une personne cultivée, disait le curé d’Ars, on peut toujours s’entendre. Quant bien même saint Jean-Marie Vianney ne savait pas lire le latin, il était fort cultivé. À sa mort, on a retrouvé en son presbytère une bibliothèque de plus de quatre cents ouvrages annotés de sa main.

Notre malheur est de nous faire trop souvent un devoir d’absolutisme en nos jugements. Nous risquons de prendre notre jugement pour une vérité totale et définitive, oubliant la part d’intérêts ou d’amour propre, ou encore de souci de nos appartenances sociales, prêts à défendre tout cela bec et ongle. Alors tombe la condamnation, c’est-à-dire l’enfermement d’une personne ou d’une situation à l’aune d’une fin définitivement arrêtée. Une affirmation, un mot, colle à la peau de la personne pour le restant de ses jours.

Lorsque Jésus s’adresse à la femme prise en flagrant délit d’adultère qu’on lui traine tel un animal, il ne l’interpelle pas en lui disant : toi qui es adultère. Il n’associe même pas son péché à sa personne. « Femme, personne ne t’a condamné, … Moi, non plus va et ne pèche plus. » [1] Jésus ne l’appelle même pas par son prénom, mais par le beau nom de « femme » qui dit tout le dessein d’amour de Dieu sur l’humanité créée à son image et ressemblance : « Homme et femme il les créa. » [2] Quel que soit le péché, si grave soit-il, l’homme demeure en Dieu ce qu’il est depuis la création du monde, toujours plus grand que ce qui le défigure. « Dieu condamne le péché, non pas l’homme » [3] disait saint Augustin.

 Voici des hommes religieux, des scribes et des pharisiens, spécialistes de la Loi et catéchistes du peuple. Ils s’avancent en serviteur zélé de la Loi. Or c’est « pour mettre à l’épreuve » Jésus et aux fins de « pouvoir l’accuser. » [4] L’accusateur dans la Bible c’est le Satan. C’est l’adversaire qui tente. Les voilà, ces hommes emplis de faconde, telles des mains jointes qui cachent des vipères.

En effet ces religieux spécialistes méconnaissent la loi. Celle-ci stipule d’abord d’amener aussi celui qui fut le compagnon dans le péché.[5] Que nous sachions, il faut être deux pour commettre un adultère ! … Ensuite, pharisiens hypocrites ils veulent enfermer Jésus dans la Loi. Si, de fait, Jésus n’approuve pas leur propos il serait contre la loi ou se mettrait au-dessus de la Loi, et deviendrait passible d’un jugement de mort. Or nul ne peut enfermer Dieu dans une parole de la Torah. Dieu est l’auteur de la Loi, mais Il est plus grand que la Torah. Enfermer Dieu dans une parole de Torah c’est mettre la main sur Dieu, autant dire commettre un adultère sur un plan religieux. Scribes et pharisiens sont en réalité du côté du Satan, l’accusateur et l’homicide depuis la fondation du monde. Tel Satan, ils pratiquent la tactique du diable. Celui-ci s’ingénie à dire des vérités, mais des « vérités mensongères. » Ou encore, si vous préférez, le Satan sait malicieusement tenir des propos authentiquement religieux mais en tordant la vérité, sachant trier ce qu’il faut prendre des Écritures et ce qu’il faut laisser dans l’ombre. Prince des ténèbres le Satan sait à merveille se déguiser en ange de lumière. Hommes religieux donc qui méritent bien les invectives de Jean le baptiste : « race de vipères ».[6] Dans le sein de sa mère le petit de la vipère tue sa mère avant de naître.

 En une tout autre démarche, Jésus n’enferme personne dans son péché. Ni la femme qu’on lui amène, ni les accusateurs. Ses contradicteurs, Jésus les renvoie chacun à leur conscience. Tout d’abord en faisant silence, en se baissant pour « écrire sur la terre ». Jésus n’écrit sans doute rien, mais il fait le tapeur de sable. Vieille coutume de ces populations. À défaut d’un tribunal en bonne et due forme, le sage que l’on consulte pour poser un jugement doit renvoyer chacun à sa conscience en tapant sur le sable tout en observant les pieds de chacun des accusateurs. Le plus gêné dans sa conscience, en effet, a généralement les pieds de quelqu’un qui trépignent pour en sortir au plus vite, tant son propre péché le taraude. Il se dévoile malgré lui comme le vrai coupable. Car c’est souvent celui qui crie le plus fort qui a mauvaise conscience. Il est bien connu qu’on accuse d’autant plus fort qu’on a des reproches à se faire. En cour de justice les personnes les plus sereines en disent plus sur la vérité que les accusateurs les plus agités …

Pharisiens et scribes ne semblent pas comprendre le geste de sagesse de Jésus ou ne veulent pas s’y rendre. Aussi Jésus se lève et les interpelle directement : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre. » [7] « Ils se retirèrent l’un après l’autre, en commençant par les plus vieux. » [8] Le silence de miséricorde du Christ est plus fort que telle parole précise de la Loi et surtout que toute parole de condamnation, fruit d’un jugement tronqué ou biaisé. Le silence de miséricorde de Jésus s’adresse à tous sans exception, la femme et ses accusateurs. Pourquoi ceux-ci partent-ils ? Ils sont mouillés de honte. Ils sont face à leur propre péché et face à la violation flagrante qu’ils viennent de faire de la loi à double titre, en voulant enfermer Dieu dans la Loi et en ne s’ouvrant pas à une parole de prophète. Ils ont pris leur propre justice pour la justice de Dieu. Ce qui est une imposture. Qui peut être parfaitement juge sur cette terre ? La justice des hommes est toujours partielle et limitée, parfois partiale. Dieu seul est juge. Dieu seul peut condamner. Or voilà que la justice parle parce que la miséricorde seule accomplit la justice. « Personne ne t’a condamnée ? – Personne Seigneur. – Moi, non plus je ne te condamne pas. Va, et ne pèche plus. » [9]

 Jésus ne nie pas le péché commis. Il offre la miséricorde qui relève et ressuscite. Jésus donne à cette femme de retrouver sa pleine dignité et pleure le départ de ses contradicteurs accusateurs. « Femme, où sont-ils ? » demande Jésus désolé. [10] Les voilà partis, fuyant la miséricorde, enfermés dans leurs péchés et dans leur soif d’une justice absolue et sans bavure, devenant pour eux-mêmes les juges les plus implacables. Le piège s’est refermé sur eux à l’exemple du démon incapable de confesser l’amour et s’enfermant dans le péché en une prison plus redoutable que les barreaux d’une geôle infâme. Eux aussi, Jésus ne les condamnait pas. Jésus espère tout homme en miséricorde. Pourquoi sont-ils partis ? Le Christ les renvoyait juste à leur conscience pour qu’ils confessent leur péché et reçoivent de lui la guérison du cœur. Seule cette femme est restée qui aurait pu s’enfuir, puisque Jésus demeurait en humilité à genoux à ses pieds. Probablement pour le première fois de sa vie, cette femme a rencontré un regard d’homme qui l’envisageait en sa plus haute dignité sans la réduire à l’état d’objet. La miséricorde seule accomplit toute justice. « Je rendrai grâce au Seigneur en confessant mes péchés. Et toi, tu as enlevé l'offense de ma faute. » [11] chante le psalmiste. Qui de nous saura confesser son péché pour faire justice à la miséricorde, laquelle, au Golgotha, crie à nos cœurs, en personne crucifiée : « J’ai soif » [12] … de vous faire miséricorde à tous ?

[1] Jn 8, 11

[2] Gn 5, 2

[3] Saint Augustin. Sur Jn, tr. 33, 5-6 – PL 35, 1650

[4] Jn. 8, 6

[5] Dt 17, 5 et 22, 22

[6] Mt 3, 7

[7] Jn 7, 7

[8] Jn. 7, 8

[9] Jn 8, 11

[10] Jn 8, 10

[11] Ps 31, 5

[12] Jn 19, 28

 

[1] Jn 8, 11

[2] Gn 5, 2

[3] Saint Augustin. Sur Jn, tr. 33, 5-6 – PL 35, 1650

[4] Jn. 8, 6

[5] Dt 17, 5 et 22, 22

[6] Mt 3, 7

[7] Jn 7, 7

[8] Jn. 7, 8

[9] Jn 8, 11

[10] Jn 8, 10

[11] Ps 31, 5

[12] Jn 19, 28

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