Y aura-t-il un paradis pour moi ?

Recension des ouvrages du frère Benoît Dubigeon, ofm

Frère Jean-Dominique Dubois, ofm

L’homme contemporain relègue le ciel aux oubliettes le réservant aux options strictement privées. La cathédrale Notre-Dame de Paris, dévorée par les flammes, déchire ce ciel serein de l’athéisme revendiqué. Le monde entier est en émoi. La France unie derrière son président, une fois n’est pas coutume, souffre du drame et se retrousse les manches pour rebâtir. Pendant ce temps, d’autres cathédrales brûlent dans nos prisons de France. Des vies brisées, cabossées, déchirées, meurtries, souvent reflets des plus grands maux de nos sociétés. La religion à la sacristie, la misère derrière les barreaux. C’est plus facile pour vivre tranquille. Du moins le croit-on ! Il fallut de très courageux pompiers pour sauver Notre-Dame et une foule immense d’artisans pour la rebâtir. Le personnel des prisons, les services sociaux et sanitaires, les aumôniers sont, derrière les barreaux, les artisans des cathédrales brisées de nombreuses vies humaines. 

Frère Benoît Dubigeon, franciscain prêtre, fut pendant douze ans aumônier de la prison de Fleury-Merogis, la plus grande prison d’Europe. Il nous livre en deux volumes son expérience d’homme de Dieu et de serviteur des lépreux emprisonnés de nos pays. Dans « C’est ton visage que je cherche » [1] frère Benoît, en vrai compagnon de saint François d’Assise, décrit sa quête du visage de son Dieu d’amour dans chaque vie brisée rencontrée autant que dans sa propre vie. À l’exemple de son saint patron en religion, frère Benoît, goûte l’amertume des trahisons qui blessent une vie, celle du prisonnier qu’il visite comme celle du prisonnier qu’il pourrait être. [2] Sa réponse aux paroissiens de derrière les barreaux, comme à lui-même, est tout entière dans la recherche du visage du Christ bien-aimé. Jésus n’a-t-il pas dit à François d’Assise : « Va rebâtir mon Église qui, tu le vois, tombe en ruines. » L’Église est faite de pierres vivantes. L’âme de nos cathédrales est la foi de nos pères. L’âme d’une vie humaine, c’est le visage du Christ à l’image et ressemblance duquel tout homme est créé. [3] Rebâtir l’Église, c’est inviter tout homme à découvrir le visage vivant du Christ en lui. Le ministère du frère Benoît s’y emploie. Son témoignage, écrit ici d’une plume alerte, vivante et vivifiante, peint, par touches successives tel l’art impressionniste, un vitrail fait des multiples rencontres d’un ministère fort riche, à l’intérieur comme à l’extérieur des prisons.

 Le second ouvrage, « Y aura-t-il un paradis pour moi ? »[4], nous projette au cœur d’une rencontre des plus bouleversantes entre un prisonnier et son aumônier. Théo, dans la vingtaine d’années, a tué une femme, mère de deux enfants. Il est en cellule d’isolement. Frère Benoît le visite comme tant d’autres. Le dialogue qui s’instaure n’est pas gagné d’avance. La relation est parsemée de multiples embûches. Comment parler à un homme qui ne se croit plus digne d’être homme ? Comment envisager celui qui ne voit plus son visage, sinon déformé par la lèpre de son crime ? Pour se pencher sur cette cathédrale brisée, disloquée et en cendres, qu’est la vie de Théo, brûlé d’un remords inextinguible, frère Benoît va devoir déployer des trésors de patience, de délicatesse et de distance habitée d’une authentique charité. Comment parler au cœur et à l’âme de la vie désormais brisée de ce jeune homme ? Il y a des hauts des bas, et même des très bas. Tentative de suicide de Théo après un procès qui l’a rabaissé plus bas que terre, lui en donnant pour quinze ans. Il faut parfois tomber très bas pour qu’une résurrection soit possible. C’est le cas. Théo se relève peu à peu jusqu’à demander le baptême pour recevoir le pardon et s’être pardonné, assumant en homme libre sa responsabilité. Le grand secret de ce relèvement c’est Théo qui l’exprime à son aumônier. La gratuité. Pour la première fois de sa vie Théo s’est senti infiniment respecté, en son âme profonde et en sa singularité incommunicable, d’un amour de gratuité qui a visage d’homme, celui de son aumônier.

Le prix à payer pour cette résurrection, c’est la passion et la mort de l’aumônier. Frère Benoît, sans fausse pudeur et sans biais quelconque, ne cache pas ses doutes et ses combats, son propre combat avec ceux qui auraient dû le plus le soutenir et le reconnaître en sa vie de fils de saint François et de prêtre. L’Église, parce qu’elle est faite d’humains, peut être cruelle pour les siens, comme a pu le décrire Henri de Lubac : « Terrible association capable de créer des blessures semblables à nulle autre qui atteignent la personne à la jointure de l’âme et du corps. » [5]

 Arriva pour frère Benoît, dans son aventure avec Théo, le jour qu’un aumônier peut redouter le plus sans même avoir pu l’imaginer. Aurore, la maman de la victime le coince à la sortie d’un office pour lui déverser toute sa colère, sa rage et sa haine de ce que lui, l’aumônier, sert la vie du meurtrier de sa fille. Resté seul, se prosternant de tout son long dans l’église de sa paroisse, frère Benoît est crucifié avec son Seigneur, vivant à frais nouveau la grande prosternation-abandon de la liturgie de sa profession religieuse et de son ordination sacerdotale. [6] Dans le règlement de cette affaire par toutes les parties, Frère Benoît ne peut et ne veut que comprendre, souffrir et respecter le rôle de chaque corps social : l’administration pénitentiaire, la justice et l’Église.

Le prix du sacrifice va jaillir peu à peu au cœur du dialogue ininterrompu avec Théo. Le vitrail brisé, brûlé, de la vie de ce jeune, fort riche au-delà de son handicap d’autiste asperger, est en train de renaître sous le pinceau de la grâce et du visage bienveillant de frère Benoît. En homme libre et responsable, assumant sa faute et sa peine, Théo poursuit le voyage au pays qui l’a vu naître [7], cette terre où Dieu l’a créé dans le sein de sa mère, lui l’enfant battu dont il a toujours cru par la rage d’un père inique que sa mère l’avait abandonné. Dieu n’abandonne jamais les siens. À tous il promet la résurrection. Aurore, la bien nommée, écrira, quant à elle, une demande de pardon à frère Benoît, quêtant à son tour la résurrection de la cathédrale en ruine de sa vie de femme et de mère.

 Il est des ouvrages fondamentaux qui disent en termes historiques, philosophiques et théologiques l’homme et sa très haute destinée. Il est des ouvrages qui décrivent en lettres de chair et de sang cette vocation de l’homme. Les uns et les autres écrits témoignent de la vocation de tous, tels les volets des plus beaux retables de nos cathédrales. Frère Benoît nous fait voyager au cœur de son ministère. Invitation pour tout homme à ce voyage intérieur au pays qui l’a vu naître. Que chacun découvre la singularité de son visage dans le visage du plus beau des enfants des hommes, le Christ, notre Seigneur et Maître. On ne ressort pas indemne d’une telle lecture. Merci à frère Benoît d’avoir osé cette écriture pour tenter de nous ouvrir les portes de nos propres prisons. Le chemin est tracé : sortir du déni, comprendre en acceptant de ne pas tout comprendre, se pardonner ou pardonner, être gracié et faire du bien… Merci à Théo, devenu Clément par son baptême, d’avoir pu manifester que, même en prison, l’Espérance est possible. « L’espérance, c’est quand il n’y a plus rien et que je m’en remets totalement à Dieu. » [8] Quelques années après sa sortie de prison, Théo-Clément posera un geste héroïque lors d’une prise d’otage. Il dédia son geste à ses anciennes victimes et à celui qui lui ouvrit le chemin de l’espérance. Merci à Aurore d’avoir reconnu Clément…

[1] chez Artège. 2023

[2] « Choisis ce qui est amer et cela se transformera en douceur » dit Jésus à François sur le chemin de sa conversion « et ce qui est douceur se transformera en amertume. »

[3] Gn 1, 27

[4] chez Artège. 2025

[5] Cité par la journal La Croix dans un article sur le procès de canonisation du père Marie-Joseph Lagrange, fondateur de l’école biblique de Jérusalem

[6] Dans le rituel de l’engagement d’un futur religieux ou d’un futur prêtre le candidat se prosterne de tout son long dans le chœur de l’Église pour exprimer son oui total au don de lui-même jusqu’au sacrifice en réponse à l’appel de Dieu. Pendant ce temps le chœur des fidèles et des ministres prie la longue litanie des Saints.

[7] Lors de son chemin de conversion François d’Assise entend le Seigneur lui dire : « Retourne au pays qui t’a vu naître ». Invitation à quitter son rêve de chevalier pour retourner non seulement géographiquement à Assise, sa ville de naissance, mais au plus intime de lui-même en cette terre qu’est celle de sa naissance par Dieu dans le sein maternel.

[8] Y aura-t-il un paradis pour moi ? p. 268